Les marques : patrimoine en danger ?
Le patrimoine est l’héritage commun de nos sociétés transmis
aux générations futures. Les marques font partie de cet héritage. Aujourd’hui
elles génèrent des recettes extraordinaires en séduisant les populations
privilégiées du monde entier. Mais quelle est la motivation de ces
acheteurs ? Qu’est-ce qui séduit tant dans ces grands noms du luxe ?
Et quel est leur avenir dans un monde où l’expression « rentabilité financière »
est presque la seule règle ?
Le luxe et ses marques font partie du patrimoine immatériel,
suisse, français, italien, anglais, allemand, russe … Dans une plus large mesure, ce patrimoine est européen.
Paris, Londres, Milan, Genève, Anvers, Saint Petersburg … sont tant de capitales
de la mode, de la bijouterie et de l’orfèvrerie qui ont vu naître ou exercer
les plus grands, tels que Louis Cartier, Coco Chanel, Guiccio Gucci, Alfred
Dunhill, Karl Fabergé, Abraham Louis Breguet, Hans Wilsdorf, Antoine Norbert de
Patek et Jean Adrien Philippe et tant d’autres encore.
Depuis l’invention du tourisme, le vieux continent a
toujours été une destination aimée par les classes privilégiées du monde
entier. En effet l’Europe est la détentrice d’un art de vivre et du bon goût
développés par sa vielle aristocratie et les premiers grands bourgeois et
consommés aujourd’hui par les élites du monde entier. Force est de constater que c’est une partie d’Europe que l’on achète
lorsque l’on jette son dévolu sur un produit de luxe.
(cf : petite histoire du luxe et des marques)
Si le tumulte des temps a permis à ces grands noms du luxe
d’exister de nos jours sous la forme de marques, nous sommes en droit de nous
demander si ces marques existeront toujours dans le futur et si elles seront
toujours les ambassadrices de nos nations européennes ainsi qu’une manne
financière importante pour nos économies.
Ces dernières années, le luxe n’a pas échappé aux lois de la
mondialisation. Nombre de maisons prestigieuses ont été achetées par les
différents acteurs du marché du luxe. Si bien que l’on ne distingue plus que
quelques entités sur le marché du haut de gamme dont le groupe
français LVMH, le groupe suisso-afrikaner Richemont, et le suisse Swatch group.
Le but ultime de ces entités est le monopole du luxe. Dans cette bataille
nous distinguons deux écoles de pensée qui s’affrontent. L’une suisse, soutenue
par la famille Hayek et par toutes les marques encore familiales et
indépendantes telles que Patek Philippe, Audemars Piguet, Hermès et Chanel. Et
l’autre française, ou plutôt apparentée au monde le la finance et dirigée par
le numéro 1 du luxe dans le monde, Monsieur Bernard Arnault et suivi par
d’autre tel que François Pinault du Groupe PPR par exemple.
Le premier courant de pensée, appliqué dans les entreprises familiales
et celles des deux premiers groupes, consiste à vendre des produits de luxe très haut de gamme. Par définition ces
produits regroupent plusieurs caractéristiques : ils doivent être des
produits d’une qualité irréprochable en même temps qu’ils sont des ambassadeurs
d’un savoir-faire artisanal et ancestral et enfin ils doivent permettre l’accès
à un univers et une histoire authentique. Voilà qui explique la
prolifération des musées de marque ainsi que la naissance de la notion de
terroir industriel reconnu par l’UNESCO récemment, avec l’inscription des
métropoles horlogères du Locle et de la Chaux-de-Fonds au patrimoine mondial.
L'univers des publicités du luxe fait toujours appel à un imaginaire historique européen (actrice française, Paris, tour Eiffel, planeur des frères Wright, touche exotique du colonialiste, intérieur d'hôtel particulier ...)
Le second courant de pensée a pour but de faire des marques,
des entités totalement autonomes qui se suffisent à elles-mêmes. Ainsi les
musées de ces marques se retrouvent vidés de leur contenu historique, préférant
mettre en valeur des œuvres d’art contemporaines. Ce travail permet une
association douteuse et combattue dans tous les milieux de l’éducation et de la
culture. L'affiliation de l’Art Contemporain et du luxe, accapare cette forme
d’Art en laissant penser qu’elle est réservée aux élites. De plus, cette
association permet de faire diversion et de déraciner les marques de leur
territoire. Qui connaît encore l’histoire du layetier jurassien Louis Vuitton
qui faisait ces petits meubles à tiroir pour les horlogers ? Le projet de musée
Vuitton, magnifique chef d’œuvre contemporain de l’architecte Frank Gehry, racontera-t-il
cette histoire ? L’histoire étant par nécessité attachée à un territoire,
lorsqu’elle est absente ou arrangée, permet de placer un musée aussi bien dans
le Jura, qu’à Paris ou à Pékin. Et avec lui, les ateliers de productions si
cela n’est pas déjà fait ! Dans cette logique il est effrayant de
constater que le musée Gucci à Florence, malgré une scénographie remarquable,
est totalement vide de sens. Tout juste bon à impressionner les « pin-up »
qui ne seront pas effrayées par le mot « museo » car « Gucci »
y est accolé. A la boutique, demandez où est la fabrique Gucci et personne ne
saura vous répondre. On vous proposera plutôt de venir voir les belles montres
à quartz Gucci "fabriquées en Suisse" évidement. On constate que ce courant de
pensée consiste à vendre des produits
griffés de qualité moyenne en les faisant passer pour des produits de luxe. Le
produit n’a plus aucune importance du moment que le nom y est.
Très dangereuse pour l’industrie européenne du luxe,
affranchie de son histoire, cette école de pensée permet aux marques de se
délocaliser n’importe où dans le monde et bien sûr en priorité là où les
bénéfices et la rentabilité seront maximums.
Chacun des secteurs du luxe applique l’une ou l’autre de ces
écoles de pensée si bien que la maroquinerie et la mode tendent à suivre la
logique uniquement financière alors que l’horlogerie et la bijouterie restent
porteuses d’authenticité et de savoir-faire ancestraux.
Bien que quelques maisons encore indépendantes montrent
clairement leur volonté de le rester et se portent garantes de l’authenticité
des savoir-faire et des produits véritablement haut de gamme, la logique du
premier groupe mondial de luxe est inquiétante pour tout un secteur et toute
une économie. Swatch group faisant encore la loi en horlogerie, suivi de prêt par
Richemont, l’horlogerie suisse n’a pas de souci immédiat à se faire. Mais qu’en
sera-t-il lorsque les derniers remparts des indépendants auront cédé ? Le
secteur du luxe horloger se porte merveilleusement bien ces derniers temps.
Mais ne serait-ce pas le calme avant la tempête ? A nous d’en avoir
conscience, de préparer le futur en conséquence et de nous battre pour notre
patrimoine, notre histoire et nos marques.
Petite histoire du luxe et naissance des marques :
Le luxe est au centre des débats sociaux depuis le XVIème
siècle. Il est entre autre, une des origines de la Réforme religieuse. Le débat
se poursuivra pendant toute l’époque moderne. Rousseau et Voltaire s’opposaient
ainsi largement sur le sujet. Alors que pour le genevois le luxe est un obstacle
à la vertu humaine, le parisien le voit comme un moteur pour l’économie et
l’innovation. Dans cette fin de XVIIIème siècle, le luxe n’est ni
plus ni moins une affaire d’artisans d’art au service de l’aristocratie et des
quelques familles régentes d’Europe. Au XIXème siècle le Révolution
Industrielle permet le développement d’une nouvelle élite sociale, la
bourgeoisie. Pour satisfaire une demande plus forte, les artisans d’art vont
s’organiser en « maison ». Enfin les noms des artisans morts depuis
plusieurs générations, deviennent des
marques dans la première moitié du XXème siècle, poussées par
la frénésie des consommateurs de masse suite aux privations des guerres mondiales et
accrues par le développement de l’automobile. Ces marques sont toujours détenues
par les héritiers du nom pour la plupart. Ainsi la naissance des marques est relativement tardive et est un fait
totalement nouveau dans l’histoire beaucoup plus ancienne du luxe. Enfin
les bouleversements économiques de la fin du XXème siècle, font
place à un phénomène nouveau avec l’apparition des groupes dans le monde du
luxe. En quelques années, les groupes vont déposséder les familles de leur
patrimoine et introduire une notion de profit pour les actionnaires et de
rentabilité financière accrue au sein des marques.
Article publié dans le Journal Suisse d'Horlogerie n°136, septembre 2012 (édition spéciale salon EPHJ-EPMT-SMT)