lundi 25 novembre 2013

Luxe et Patrimoine historique


Les marques : patrimoine en danger ?


Le patrimoine est l’héritage commun de nos sociétés transmis aux générations futures. Les marques font partie de cet héritage. Aujourd’hui elles génèrent des recettes extraordinaires en séduisant les populations privilégiées du monde entier. Mais quelle est la motivation de ces acheteurs ? Qu’est-ce qui séduit tant dans ces grands noms du luxe ? Et quel est leur avenir dans un monde où l’expression « rentabilité financière » est presque la seule règle ?

Le luxe et ses marques font partie du patrimoine immatériel, suisse, français, italien, anglais, allemand, russe …  Dans une plus large mesure, ce patrimoine est européen. Paris, Londres, Milan, Genève, Anvers, Saint Petersburg … sont tant de capitales de la mode, de la bijouterie et de l’orfèvrerie qui ont vu naître ou exercer les plus grands, tels que Louis Cartier, Coco Chanel, Guiccio Gucci, Alfred Dunhill, Karl Fabergé, Abraham Louis Breguet, Hans Wilsdorf, Antoine Norbert de Patek et Jean Adrien Philippe et tant d’autres encore.
Depuis l’invention du tourisme, le vieux continent a toujours été une destination aimée par les classes privilégiées du monde entier. En effet l’Europe est la détentrice d’un art de vivre et du bon goût développés par sa vielle aristocratie et les premiers grands bourgeois et consommés aujourd’hui par les élites du monde entier. Force est de constater que c’est une partie d’Europe que l’on achète lorsque l’on jette son dévolu sur un produit de luxe.
(cf : petite histoire du luxe et des marques)

Si le tumulte des temps a permis à ces grands noms du luxe d’exister de nos jours sous la forme de marques, nous sommes en droit de nous demander si ces marques existeront toujours dans le futur et si elles seront toujours les ambassadrices de nos nations européennes ainsi qu’une manne financière importante pour nos économies.
Ces dernières années, le luxe n’a pas échappé aux lois de la mondialisation. Nombre de maisons prestigieuses ont été achetées par les différents acteurs du marché du luxe. Si bien que l’on ne distingue plus que quelques entités sur le marché du haut de gamme dont le groupe français LVMH, le groupe suisso-afrikaner Richemont, et le suisse Swatch group. Le but ultime de ces entités est le monopole du luxe. Dans cette bataille nous distinguons deux écoles de pensée qui s’affrontent. L’une suisse, soutenue par la famille Hayek et par toutes les marques encore familiales et indépendantes telles que Patek Philippe, Audemars Piguet, Hermès et Chanel. Et l’autre française, ou plutôt apparentée au monde le la finance et dirigée par le numéro 1 du luxe dans le monde, Monsieur Bernard Arnault et suivi par d’autre tel que François Pinault du Groupe PPR par exemple.

Le premier courant de pensée, appliqué dans les entreprises familiales et celles des deux premiers groupes, consiste à vendre des produits de luxe très haut de gamme. Par définition ces produits regroupent plusieurs caractéristiques : ils doivent être des produits d’une qualité irréprochable en même temps qu’ils sont des ambassadeurs d’un savoir-faire artisanal et ancestral et enfin ils doivent permettre l’accès à un univers et une histoire authentique. Voilà qui explique la prolifération des musées de marque ainsi que la naissance de la notion de terroir industriel reconnu par l’UNESCO récemment, avec l’inscription des métropoles horlogères du Locle et de la Chaux-de-Fonds au patrimoine mondial.



L'univers des publicités du luxe fait toujours appel à un imaginaire historique européen (actrice française, Paris, tour Eiffel, planeur des frères Wright, touche exotique du colonialiste, intérieur d'hôtel particulier ...)

Le second courant de pensée a pour but de faire des marques, des entités totalement autonomes qui se suffisent à elles-mêmes. Ainsi les musées de ces marques se retrouvent vidés de leur contenu historique, préférant mettre en valeur des œuvres d’art contemporaines. Ce travail permet une association douteuse et combattue dans tous les milieux de l’éducation et de la culture. L'affiliation de l’Art Contemporain et du luxe, accapare cette forme d’Art en laissant penser qu’elle est réservée aux élites. De plus, cette association permet de faire diversion et de déraciner les marques de leur territoire. Qui connaît encore l’histoire du layetier jurassien Louis Vuitton qui faisait ces petits meubles à tiroir pour les horlogers ? Le projet de musée Vuitton, magnifique chef d’œuvre contemporain de l’architecte Frank Gehry, racontera-t-il cette histoire ? L’histoire étant par nécessité attachée à un territoire, lorsqu’elle est absente ou arrangée, permet de placer un musée aussi bien dans le Jura, qu’à Paris ou à Pékin. Et avec lui, les ateliers de productions si cela n’est pas déjà fait ! Dans cette logique il est effrayant de constater que le musée Gucci à Florence, malgré une scénographie remarquable, est totalement vide de sens. Tout juste bon à impressionner les « pin-up » qui ne seront pas effrayées par le mot « museo » car « Gucci » y est accolé. A la boutique, demandez où est la fabrique Gucci et personne ne saura vous répondre. On vous proposera plutôt de venir voir les belles montres à quartz Gucci "fabriquées en Suisse" évidement. On constate que ce courant de pensée consiste à vendre des produits griffés de qualité moyenne en les faisant passer pour des produits de luxe. Le produit n’a plus aucune importance du moment que le nom y est.
Très dangereuse pour l’industrie européenne du luxe, affranchie de son histoire, cette école de pensée permet aux marques de se délocaliser n’importe où dans le monde et bien sûr en priorité là où les bénéfices et la rentabilité seront maximums.
Chacun des secteurs du luxe applique l’une ou l’autre de ces écoles de pensée si bien que la maroquinerie et la mode tendent à suivre la logique uniquement financière alors que l’horlogerie et la bijouterie restent porteuses d’authenticité et de savoir-faire ancestraux.

Bien que quelques maisons encore indépendantes montrent clairement leur volonté de le rester et se portent garantes de l’authenticité des savoir-faire et des produits véritablement haut de gamme, la logique du premier groupe mondial de luxe est inquiétante pour tout un secteur et toute une économie. Swatch group faisant encore la loi en horlogerie, suivi de prêt par Richemont, l’horlogerie suisse n’a pas de souci immédiat à se faire. Mais qu’en sera-t-il lorsque les derniers remparts des indépendants auront cédé ? Le secteur du luxe horloger se porte merveilleusement bien ces derniers temps. Mais ne serait-ce pas le calme avant la tempête ? A nous d’en avoir conscience, de préparer le futur en conséquence et de nous battre pour notre patrimoine, notre histoire et nos marques.

Petite histoire du luxe et naissance des marques :

Le luxe est au centre des débats sociaux depuis le XVIème siècle. Il est entre autre, une des origines de la Réforme religieuse. Le débat se poursuivra pendant toute l’époque moderne. Rousseau et Voltaire s’opposaient ainsi largement sur le sujet. Alors que pour le genevois le luxe est un obstacle à la vertu humaine, le parisien le voit comme un moteur pour l’économie et l’innovation. Dans cette fin de XVIIIème siècle, le luxe n’est ni plus ni moins une affaire d’artisans d’art au service de l’aristocratie et des quelques familles régentes d’Europe. Au XIXème siècle le Révolution Industrielle permet le développement d’une nouvelle élite sociale, la bourgeoisie. Pour satisfaire une demande plus forte, les artisans d’art vont s’organiser en « maison ». Enfin les noms des artisans morts depuis plusieurs générations, deviennent des marques dans la première moitié du XXème siècle, poussées par la frénésie des consommateurs de masse suite aux privations des guerres mondiales et accrues par le développement de l’automobile. Ces marques sont toujours détenues par les héritiers du nom pour la plupart. Ainsi la naissance des marques est relativement tardive et est un fait totalement nouveau dans l’histoire beaucoup plus ancienne du luxe. Enfin les bouleversements économiques de la fin du XXème siècle, font place à un phénomène nouveau avec l’apparition des groupes dans le monde du luxe. En quelques années, les groupes vont déposséder les familles de leur patrimoine et introduire une notion de profit pour les actionnaires et de rentabilité financière accrue au sein des marques.

Article publié dans le Journal Suisse d'Horlogerie n°136, septembre 2012 (édition spéciale salon EPHJ-EPMT-SMT)